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Dans le sport, on parle souvent de motivation, de confiance en soi, de plaisir ou même de résilience. Mais il est un mot qu’on évite soigneusement, presque comme s’il faisait tâche dans ce décor fait de dépassement et de positivité : la frustration.
Et pourtant… elle est partout. Dans le banc qu’on chauffe plus longtemps que prévu, dans la blessure qui coupe l’élan, dans l’erreur qui coûte une victoire, dans le coach qui ne fait pas confiance, ou dans cette performance qui ne reflète pas l’investissement. Elle ronge, elle pèse, elle explose parfois. Mais surtout, elle est normale. Inévitable. Universelle.
Alors pourquoi continue-t-on à l’ignorer ? Pourquoi ne prépare-t-on pas les sportifs – surtout les plus jeunes – à faire face à ce sentiment aussi courant que déstabilisant ? On forme à la technique, on renforce le physique, on soigne les blessures. Mais quand il s’agit d’affronter la frustration, la plupart doivent se débrouiller seuls. Fuir la frustration, c’est fuir une part essentielle de la réalité sportive.
Il est temps de changer de regard. Et si, au lieu de la craindre, on apprenait à l’apprivoiser, à la comprendre, et surtout à s’en servir comme levier de progression ?
Comprendre la frustration chez le sportif
📌 Qu’est-ce que la frustration, exactement ?
La frustration, ce n’est pas juste une « mauvaise humeur passagère ». C’est une réponse émotionnelle naturelle qui survient lorsqu’un désir, un objectif ou une attente est bloqué. Dans le sport, où l’envie de réussir, de progresser ou de gagner est omniprésente, elle trouve un terrain fertile. Le sportif veut, mais ne peut pas. Ou pas encore. Et c’est là que tout se joue.
Selon les recherches en psychologie, la frustration se manifeste lorsque l’écart entre ce que l’on espère et ce que l’on vit devient trop important (Berkowitz, 1989). Elle peut être déclenchée par un obstacle extérieur (une défaite, une décision d’arbitrage injuste, une blessure…) ou par un obstacle intérieur (manque de compétence, doute, fatigue…).
🔍 Les principales sources de frustration
Chez les sportifs, les sources de frustration sont multiples, souvent imbriquées, et évoluent selon l’âge, le niveau, le contexte.
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Les résultats : ne pas atteindre ses objectifs malgré l’effort.
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La comparaison sociale : se sentir « moins bon », mis de côté, en décalage avec les autres.
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L’environnement : un entraîneur jugé injuste, des décisions qui échappent au contrôle du sportif.
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Le corps : quand le physique ne suit plus, ou qu’il empêche d’aller au bout de ses intentions.
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La pression : quand les attentes sont trop grandes, ou que le sportif ne se sent pas à la hauteur.
Dans une étude menée auprès de jeunes athlètes de haut niveau, plus de 70 % déclaraient ressentir de la frustration au moins une fois par semaine à l’entraînement ou en compétition (Gustafsson et al., 2011). Et dans bien des cas, cette émotion restait non exprimée et non accompagnée.
⚡ Frustration, stress, colère : une famille émotionnelle proche
La frustration ne vient jamais seule. Elle est souvent accompagnée de stress, de colère, voire de tristesse ou de repli. Ce qui la rend complexe, c’est qu’elle peut être explosive ou silencieuse. Certains la verbalisent brutalement, d’autres l’intériorisent jusqu’à l’usure mentale.
Mais surtout, elle agit comme un catalyseur émotionnel : mal gérée, elle peut faire basculer une situation. Bien comprise, elle devient un signal d’alerte précieux.
Apprendre à repérer cette frustration, à l’identifier, c’est le premier pas vers une meilleure gestion émotionnelle. Et c’est exactement ce que nous allons explorer dans la suite.
Quand la frustration déborde : impacts mentaux et physiques
La frustration n’est pas dangereuse en soi. Ce qui l’est, c’est ce qu’on en fait, ou plutôt ce qu’on ne fait pas quand elle s’installe. Mal accueillie, mal canalisée, elle devient une bombe à retardement, capable de fissurer une carrière ou de plomber une dynamique collective.
🧠 Un poison mental silencieux
Lorsqu’un sportif accumule des frustrations sans les exprimer ni les comprendre, cela génère un climat intérieur toxique. Petit à petit, la motivation s’effrite, la concentration se disperse, et la confiance vacille. L’athlète n’avance plus, il résiste à lui-même.
Chez les jeunes, cela peut se traduire par :
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un désengagement à l’entraînement,
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une perte de plaisir,
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une baisse des résultats scolaires,
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voire un arrêt pur et simple de la pratique.
Chez les adultes ou les professionnels, cela se manifeste souvent par :
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de l’agressivité mal dirigée (contre soi, contre les autres, contre le système),
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de la rumination mentale,
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un sentiment d’injustice ou de persécution,
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une usure psychique proche du burn-out sportif (Hill et al., 2015).
🩺 Des répercussions physiques bien réelles
On le sait aujourd’hui : les émotions refoulées ou mal gérées ont un impact direct sur le corps. Tensions musculaires, troubles du sommeil, fatigue chronique, baisse de l’immunité… La frustration chronique agit comme un stress de fond, qui use le corps à petit feu.
Plus insidieux encore, certains sportifs finissent par se blesser dans des moments de crispation, ou par somatiser leurs blocages émotionnels. Le lien entre surcharge mentale et blessures répétées est de plus en plus documenté (Ivarsson et al., 2017).
🚨 Des signaux à ne pas ignorer
Il est donc essentiel de savoir repérer les signes de frustration mal digérée :
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discours pessimiste ou cynique,
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irritabilité inhabituelle,
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manque d’envie ou d’investissement,
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comportements auto-sabotants (arriver en retard, s’entraîner sans envie, provoquer l’autorité…).
Ces signaux ne doivent pas être vus comme des caprices ou des faiblesses, mais comme des appels au soutien. Ils sont souvent le symptôme d’un besoin émotionnel non entendu.
Plutôt que de chercher à « éteindre » la frustration, il est temps de lui donner une place juste et utile dans la préparation mentale. Et cela commence… par l’apprentissage.
Pourquoi (et comment) apprendre à la gérer ?
Dans le sport, on apprend à courir plus vite, sauter plus haut, frapper plus fort. On apprend à gérer son alimentation, à optimiser son sommeil, à renforcer son corps. Mais combien de sportifs apprennent réellement à gérer leur frustration ?
Et pourtant, elle est là, souvent tapie dans l’ombre, prête à surgir dès que quelque chose échappe au contrôle. Alors, pourquoi cette compétence est-elle encore si peu valorisée, alors qu’elle peut faire basculer une carrière, une saison, ou même une simple compétition ?
🎯 Une compétence mentale à part entière
Gérer la frustration, ce n’est pas “prendre sur soi” ou “encaisser en silence”. C’est une habileté mentale, qui s’apprend, se travaille, se perfectionne. Tout comme la concentration, la confiance ou la motivation.
Elle suppose de :
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reconnaître l’émotion avant qu’elle ne déborde,
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identifier son origine (une attente non remplie, une injustice perçue, un manque de contrôle…),
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et choisir une réponse adaptée, ni explosive, ni inhibée.
En fait, gérer la frustration, c’est reprendre le pouvoir sur son vécu émotionnel. C’est sortir du rôle de victime pour redevenir acteur. C’est refuser de subir ce qui ne dépend pas de soi, et orienter son énergie vers ce qui est maîtrisable.
🧩 Le rôle de l’entraînement invisible
La gestion de la frustration fait partie de ce qu’on appelle l’entraînement invisible : tout ce qui ne se voit pas sur le terrain, mais qui change tout le jour J. Elle agit comme un stabilisateur émotionnel : quand l’adversité frappe, quand les plans déraillent, elle permet de rester lucide, aligné, concentré.
Les grands champions ne sont pas ceux qui ne ressentent rien. Ce sont ceux qui savent quoi faire avec ce qu’ils ressentent. Ils transforment leur frustration en énergie de rebond, en détermination froide, en exigence constructive.
🧠 Performance et résilience : le lien direct
Un sportif capable de gérer sa frustration est :
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plus résilient : il rebondit plus vite après un échec ou une injustice.
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plus constant : il ne se laisse pas parasiter par les aléas extérieurs.
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plus fiable : en compétition, il garde sa lucidité, même sous pression.
C’est aussi un atout pour la cohésion d’équipe : un athlète frustré qui sait s’exprimer sans exploser est un coéquipier fiable, pas une source de tension.
Former les sportifs à cette compétence, ce n’est pas du luxe. C’est une nécessité. Et cela ne concerne pas que les préparateurs mentaux. Toute la chaîne éducative sportive a un rôle à jouer
Éduquer à la frustration : un devoir partagé
Si on n’apprend pas à un sportif à gérer sa frustration, c’est le terrain qui s’en chargera. Brutalement. Sans pédagogie. Et parfois, les dégâts sont irréversibles. Perte de plaisir, burn-out, comportements déviants, abandon… Voilà le prix de ce que le sport oublie trop souvent d’enseigner.
🧒 Tout commence dès le plus jeune âge
Chez l’enfant, la frustration est une émotion normale, saine même. C’est elle qui forge la tolérance à l’attente, la capacité à différer un plaisir, à s’ajuster au réel. Mais dans un système sportif où tout va vite, où les attentes sont fortes, et où la compétition commence tôt, on confond souvent performance et contrôle émotionnel total.
À force de dire « faut pas pleurer », « arrête de râler », ou « c’est pas grave », on invalide l’émotion au lieu de l’accompagner. Résultat ? Des jeunes qui n’osent plus exprimer ce qu’ils ressentent… ou qui explosent dès que ça coince.
🧑🏫 Le rôle central des adultes référents
Parents, éducateurs, entraîneurs, dirigeants : tous ont un rôle clé à jouer. Pas pour empêcher la frustration, mais pour apprendre à l’apprivoiser.
Quelques pistes simples mais puissantes :
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Valoriser l’effort, pas seulement le résultat.
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Laisser de la place à l’expression émotionnelle, sans jugement.
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Donner un cadre clair et cohérent : la frustration naît souvent de règles floues ou changeantes.
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Savoir dire non, mais expliquer pourquoi.
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Accompagner les échecs, ne pas les passer sous silence.
Un jeune qui apprend à comprendre ses émotions avec des adultes bienveillants développe des ressources mentales puissantes, qu’il gardera toute sa vie. Et un adulte frustré qui apprend à mieux réagir devient un modèle inspirant pour les générations suivantes.
🤝 Une responsabilité collective dans le sport
Éduquer à la frustration, ce n’est pas un « truc de psy » ou une mode de développement personnel. C’est un levier fondamental de performance durable et de bien-être. C’est aussi une manière de protéger les sportifs des dérives (violences, addictions, dopage…) qui naissent souvent d’émotions mal canalisées.
C’est en formant les coachs, en sensibilisant les familles, en créant des espaces de parole dans les clubs, que l’on rend le sport plus humain, plus juste, et plus fort.
Alors oui, apprendre à gérer la frustration devrait être inscrit dans tous les programmes de formation, au même titre que le physique ou la technique. Car sur le terrain comme dans la vie, on ne gagne pas toujours. Mais on peut toujours apprendre à perdre avec intelligence.
Et les profils atypiques ? Focus sur les TDAH impulsifs
Tous les sportifs ne partent pas avec les mêmes cartes en main. Chez certains, la frustration est plus vive, plus fréquente, plus explosive. C’est notamment le cas des jeunes présentant un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) à dominante impulsive.
Ces profils, souvent mal compris dans le monde sportif, présentent des caractéristiques qui les rendent plus vulnérables face à la frustration :
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Hyperréactivité émotionnelle : ils ressentent tout plus fort, plus vite.
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Faible tolérance à la frustration : l’attente, l’injustice perçue ou l’échec déclenchent très rapidement des tempêtes internes.
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Difficultés à inhiber les comportements impulsifs : colère, cris, comportements à risque, refus d’obtempérer.
Et pourtant, ces jeunes ont souvent un potentiel extraordinaire : ils sont vifs, passionnés, persévérants, créatifs, capables d’un engagement total… à condition d’être accompagnés avec justesse.
Ce qu’il leur faut, ce n’est pas plus de sanctions, mais plus de structure et de compréhension.
Pour ces profils, l’éducation à la frustration passe par :
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Un cadre clair, cohérent, constant, qui rassure.
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Des routines mentales simples, pour éviter les débordements (respiration, ancrage, rituels de recentrage).
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Des feedbacks immédiats, positifs et explicites, pour renforcer les bons comportements.
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Un accompagnement individualisé, avec parfois l’appui d’un psychologue, d’un préparateur mental ou d’un neuropsychologue.
En les considérant non pas comme des « enfants problèmes », mais comme des « enfants solutions » à accompagner autrement, on transforme leur trajectoire.
Dans une équipe, ces profils peuvent devenir des moteurs, à condition qu’on leur donne les bons outils. L’éducation émotionnelle devient alors une clé de réussite collective.
Et si la frustration était une chance ?
On l’a trop longtemps vue comme un défaut à corriger. Une faiblesse à cacher. Un parasite à éliminer. Mais la frustration, dans le sport comme dans la vie, est un indicateur précieux. Elle nous dit quelque chose. Sur ce que l’on attend. Sur ce que l’on veut. Sur ce que l’on n’obtient pas (encore).
Plutôt que de la fuir, et si on apprenait à l’écouter ? Plutôt que de la taire, et si on osait en parler ? Plutôt que de la subir, et si on choisissait de la transformer ?
Apprendre à gérer la frustration, ce n’est pas devenir un robot sans émotions. C’est devenir un être humain plus libre. Un sportif plus aligné. Un compétiteur plus stable. Un coéquipier plus fiable.
C’est aussi un levier puissant de développement personnel. Celui qui apprend à accueillir sa frustration avec intelligence devient capable de prendre du recul, de rebondir, de faire preuve de lucidité quand d’autres explosent. C’est la marque des grands.
Alors oui, il est temps de sortir la frustration du tabou. De l’intégrer à la formation, au quotidien, au dialogue. De la traiter pour ce qu’elle est : une alliée exigeante mais précieuse, qui peut forger des champions. Pas seulement sur le podium. Mais dans la tête, dans le cœur, et dans la vie.
🔍 Références scientifiques
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Gross, J. J. (2015). Emotion regulation: Current status and future prospects. Psychological Inquiry, 26(1), 1–26.
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Barkley, R. A. (2014). Attention-Deficit Hyperactivity Disorder: A Handbook for Diagnosis and Treatment. Guilford Press.
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Goleman, D. (1995). Emotional Intelligence: Why It Can Matter More Than IQ. Bantam Books.
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Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2000). The « what » and « why » of goal pursuits: Human needs and the self-determination of behavior. Psychological Inquiry, 11(4), 227–268.
-
Dweck, C. S. (2006). Mindset: The New Psychology of Success. Random House.
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Zenon, A., Sidibé, M., et al. (2022). Self-regulation and impulsivity in youth sport: Challenges and adaptations. Journal of Applied Sport Psychology.


